L’expression - le service de vérité et d’hommage - est de Jean-Luc Nancy, dans son beau livre Le Regard du portrait. Elle fait référence au rôle essentiel que joue le portrait dans la garde de l’image, et la constitution d’une mémoire collective ou privée. Ce service, le portrait photographique semble en mesure de l’assurer avec la plus grande exactitude.
Mais chacun sait bien que ce n’est pas seulement la ressemblance aux traits d’un visage qui est en jeu. Lorsqu’il ne s’agit que de cela, la photographie est plate, ce sera au mieux un document d’archive : voilà à quoi ressemblait un tel, en telle année. De pareilles photos sont utiles, et leur pouvoir d’évocation est loin d’être négligeable. Et de fait, plus elles s’éloignent dans le temps, et plus elles nous semblent acquérir de mystère et d’aura. Pourtant, c’est autre chose que nous recherchons dans les portraits, en photographie comme en peinture (mais à un degré différent). Affaire de regard, de présence, et de tout l’art qu’il a fallu pour les laisser advenir.
Les sujets réunis dans cette section sont célèbres, écrivains et artistes pour la plupart. Nous cherchons sur leurs visages l’aura ou le pressentiment de l’oeuvre que nous connaissons, les signes du génie. La photographie a bien ici quelque chose de religieux, mais par la multiplicité des regards, elle est aussi irrémédiablement profane.
Démocratie des représentations, qui finit par nouer une chaîne : Giacometti photographié par Cecil Beaton et par Henri Cartier-Bresson ; Henri Cartier-Bresson par Martine Franck ; Marc Trivier photographiant Francis Bacon, Thomas Bernhard et Robert Frank, et photographié lui-même par Bernard Plossu, etc. Tout se passe comme si dans ce croisement de regards et de générations un secret, une vérité tentaient de se saisir et y renonçaient en même temps.
Et je n’oublie pas les grandes figures tutélaires dont l’image semble avoir échappé à la simple fonction de mémoire, pour passer dans une autre dimension : Joyce, Virginia Woolf photographiés par Gisèle Freund, par exemple. Jean-Luc Nancy encore : "Le portrait est moins le rappel d’une identité (mémorable) qu’il n’est un rappel d’une intimité (immémoriale). L’identité peut être au passé, l’intimité n’est qu’au présent".

Régis Durand,
Commissaire de l'exposition et directeur du CNP.